En apparence, les pentes du massif du Mont-Blanc qui dominent Plan Jovet ne sont occupées que par des rochers. Toutefois, de nombreuses formes sédimentaires témoignent de l’existence d’une importante quantité de glace en profondeur. Parmi elles, deux glaciers, complétement enterrés sous les sédiments et hérités des périodes froides de l’Holocène, ont été découverts récemment.


Figure 7.1 : Le versant des Rebanets Chassots fin octobre 2010 depuis le Plan de la Fenêtre (© NRG).


Des langues sédimentaires

Les Rebanets Chassots est un des secteurs les plus sauvages de la réserve naturelle des Contamines Montjoie. Situé entre 2200 et 2550m et coincé entre les pentes dominant Plan Jovet et la crête des Fours, ce replat peu accessible est très peu fréquenté par l’Homme. Mis à part quelques taches de pelouse alpine et de lande à rhododendrons, la végétation y est peu développée. Ce secteur minéral constitue un habitat naturel particulièrement apprécié des lagopèdes et des bouquetins.


Figure 7.2 : La langue des Rebanets Chassots (au centre de la photo, © NRG).

On y retrouve de nombreuses accumulations sédimentaires (éboulis, moraines, voir les chapitre 4 et 5). Certaines formes se distinguent par leurs surfaces bombées complexes (rides et sillons) : ce sont des glaciers rocheux (chapitre 5). Finalement, deux grandes langues sédimentaires sont visibles dans le paysage : la langue de l’Enclave et la langue des Rebanets Chassots (figure 7.1 et 7.2). Ces accumulations de blocs sont imposantes avec une longueur dépassant les 300m et une pente raide de plus de 40m à l’aval. Afin de comprendre leur origine, une étude approfondie a été menée depuis 2010 sur ces langues, interprétés jusqu’alors comme de grands glaciers rocheux.


Figure 7.3 : Coupe latérale dans un glacier noir aux Diablerets (Canton de Vaud, Suisse). La stratification de la glace sédimentaire est mise en évidence par les couches parallèles de sédiments incorporés dans la glace. Quelques centimètres de sédiments recouvrent la surface du glacier (© NRG).


Glaciers, glaciers noirs et glaciers rocheux

Il convient de revenir sur quelques notions théoriques (exposées rapidement dans les chapitres 3, 4 et 5) avant d’évoquer les résultats de cette étude. Un glacier résulte de la compaction de la neige accumulée. On parle ainsi de glace sédimentaire puisque son aspect est stratifié (comme peut l’être un dépôt sédimentaire, figure 7.3) en raison de l’accumulation successive de couches de neige. Le volume de glace va ensuite se déformer et fluer en raison de la gravité, prenant le plus souvent la forme d’une langue en montagne. Les sédiments érodés et/ou transférés par un glacier sont les moraines, ils proviennent de l’érosion sous glaciaire (abrasion, arrachement) et des blocs tombés à sa surface. Ainsi, un glacier peut être considéré comme un grand tapis roulant (bien que tout le glacier flue et pas uniquement sa surface) qui transfère des sédiments et les dépose lorsqu’il fond. Lorsque le transfert n’est pas assez rapide pour évacuer la charge ou lorsque celle-ci est trop importante, les sédiments s’accumulent en surface. Ils constituent une carapace de blocs qui recouvre la masse de glace sédimentaire : on parle alors d’un glacier noir (figure 7.4). Bien que la confusion soit courante et qu’un consensus n’ait pas encore été adopté dans le champ scientifique, un glacier noir est différent d’un glacier rocheux. Celui-ci s’apparente en effet à une masse de sédiments cimentés par de la glace magmatique. L’eau en pénétrant dans les sédiments, gèle en profondeur lorsque les conditions le permettent. Cette glace remplit les espaces vides entre les blocs et leur donne une cohésion. La masse de sédiments et de glace se déforme alors sous l’effet de la gravité et les différences de vitesse (compression et extension) générant des bourrelets visibles dans le paysage. L’origine et la composition différencie donc un glacier noir d’un glacier rocheux (figure 7.4): le premier est lié à une accumulation de neige et contient presque uniquement de la glace sédimentaire (c’est une forme recouverte de sédiments et dérivée d’un glacier), le second résulte de la déformation d’une grande quantité de blocs cimentés par la glace magmatique.


Figure 7.4 : Quelques caractéristiques de la glace et de la structure interne d’un glacier, d’un glacier noir et d’un glacier rocheux (© NRG).


Un héritage des climats passés

De par leurs caractéristiques (dimensions gigantesques, régularité de la dépression centrale, présence de crêtes latérales, position aux pieds de cirques rocheux), les langues sédimentaires présentes aux Rebanets Chassots, contrastent avec les glaciers rocheux environnants, plus modestes et irréguliers. Sur la langue de l’Enclave, lors de l’été 2009, de la glace massive a été découverte sous 60 cm de blocs (figure 7.5). Afin d’aller plus loin et d’estimer la quantité et l’origine de la glace présente en profondeur, un partenariat entre ASTERS et l’Université de Lausanne a permis de mener une campagne de mesure en septembre 2013. La détection de glace dans le sol est un enjeu important (gestion de l’eau, dangers naturels, etc.) dans les espaces montagnards. Ainsi, s’ajoutant aux moyens directs de prospections comme les forages, des méthodes indirectes, moins coûteuses et moins destructrices, ont été mises au point ces dernières décennies par les scientifiques. Parmi elles, la géoéléctrique permet, à travers le calcul de la différence de potentiel lorsqu’un courant électrique est injecté dans le sol, de distinguer les contrastes de résistivité du sol. Or, la glace présente a une résistance extrême au passage du courant électrique. Ainsi, plus un terrain contient de glace, plus la résistivité mesurée est importante.


Figure 7.5 : Niveau de glace massive découvert sous 60cm de blocs sur la langue de l’Enclave en 2009 (© NRG).

En septembre 2013, une campagne de géoélectrique a donc été menée sur la langue sédimentaire des Rebanets Chassots. Les résultats (figure 7.6), de qualité moyenne en raison de la perturbation de l’injection du courant et des mesures par la grande porosité de la surface (vide entre les gros blocs), montrent l’existence d’un corps extrêmement résistant (>150 000 Ωm) sous la principale langue. À l’inverse, les formes plus modestes avoisinantes ont laissé apparaître des résistivités moins importantes (2000 - 80 000 Ωm). Ces résultats s’ajoutent aux observations effectuées et permettent de conclure que les langues des Rebanets Chassots et de l’Enclave sont des glaciers noirs (figure 7.7). Il s’agit d’une importante masse de glace sédimentaire recouverte de blocs. Les petites langues qui sont également présentes sur le versant sont des glaciers rocheux constitués de blocs cimentées par de la glace interstitielle. La quantité d’eau présente sous forme solide y est donc beaucoup moins importante.


Figure 7.6 : Résultats de la campagne 2013 de géoélectrique aux Rebanets Chassots. Les résistivités extrêmes (bleu foncé dans le RC2) présentes dans la langue principale sont probablement liées à l’existence de glace massive en profondeur. En bas à droite, les valeurs typiques de résistivité des matériaux sont tirées de la littérature scientifique (cliquer pour agrandir, © NRG).

Les langues sédimentaires des Rebanets Chassots et de l’Enclave cachent donc des glaciers. Ceux-ci n’ont jamais été cartographiés et figurent (uniquement celle de l’Enclave, figure 7.8) seulement dans les précieux travaux de Viollet-le-Duc. Ces glaciers constituent un héritage du Petit Âge Glaciaire. Ils se sont développés il y a quelques siècles dans un climat plus favorable (froid et humide), puis, avec le réchauffement du climat, le tapis roulant s’est enrayé : les glaciers n’avaient plus assez d’énergie pour évacuer les blocs qui leur tombaient dessus et se sont ainsi transformés en glaciers noirs. Situation paradoxale, cette couverture, issue du mauvais état de santé du glacier (pas/peu d’énergie), dont l’épaisseur atteint plusieurs dizaines de centimètres, a diminué l’impact du réchauffement climatique sur ces derniers. En effet, jouant le rôle d’une carapace qui limite la radiation solaire et la diffusion thermique, ces sédiments ont ralenti la vitesse de fonte du glacier par rapport à un glacier dépourvu de couverture. Les conditions climatiques actuelles sont cependant nettement défavorables à ces glaciers enterrés (il n’y a plus d’accumulation de neige qui forme de la glace) et leur disparition, même ralentie par la couverture de blocs, est à prévoir dans les prochaines décennies. Depuis la campagne de mesure de 2013, la langue des Rebanets Chassots est l’objet d’une étude continue (capteurs de températures, mesures de mouvements), permettant ainsi de mieux comprendre et anticiper la réponse de la haute montagne dans le contexte de réchauffement climatique.


Figure 7.7 : Interprétation des formes contenant de la glace présentes aux Rebanets Chassots (cliquer pour agrandir, © NRG).

Bien que peu connus et presque invisibles dans les paysages, ces petits glaciers noirs sont relativement fréquents et importants dans les paysages alpins. Ils constituent en effet bien souvent un réservoir d’eau primordial pour les fragiles écosystèmes alpins. Cette étude menée dans la réserve des Contamines Montjoie, montre quant à elle que, même dans le massif du Mont-Blanc, où la glaciologie a vu le jour et où les glaciers sont très étudiés, il est possible de découvrir en 2013 des glaciers, discrets et fragiles héritages des siècles passés.


Figure 7.8 : Dessin réalisé par Eugène Viollet-le-Duc (grand architecte francais du 19ème) le 28 juillet 1872 où le cirque de l’Enclave, à droite de l’image, est potentiellement occupé par un glacier (Tiré de E. Viollet-le-Duc et le massif du Mont-Blanc, Payot Lausanne, 1988, VlD, n°215-125).


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