La stabilisation du climat lors de l’Holocène donne sa forme actuelle au paysage, notamment avec la colonisation végétale, animale et humaine. La frontière entre la partie minérale du paysage (rochers, glaciers, lacs, etc.) et la végétation varie alors en fonction des modestes fluctuations climatiques. Toutefois, depuis la fin du Petit Âge Glaciaire vers 1850, la modification intense et rapide du climat par les activités humaines a fortement déstabilisé les fragiles environnements alpins. Le paysage connaît alors, à l’échelle du temps géologique, une importante crise.


Figure 8.1: Le paysage du bassin de Tré-la-Tête en 2100 (déplacer la main pour afficher le calque, © NRG) ?


Les variations climatiques et leurs conséquences dans le paysage

La variation du climat et la dynamique tectonique se traduisent par des changements continus dans le paysage à l’échelle du temps géologique. Ainsi, bien que la surface terrestre, tant dans ses composantes minérales que biologiques, cherche en permanence à s’équilibrer avec les conditions climatiques et tectoniques, celles-ci changent tout le temps. En ce sens, comme l’ont montré de nombreux chercheurs, le changement est la norme à la surface terrestre, zone de convergence entre les dynamiques de l’atmosphère et de la partie interne de la Terre.


Figure 8.2 : Carte de l’évolution des températures à la surface du globe en 1901 et 2012. Les zones, où les mesures existent, les plus touchées sont l’Asie centrale, l’Ouest Saharien, le centre du Canada et l’Amazonie (cliquer pour agrandir et obtenir la légende de référence, © IPCC, 2013).


Le début de l’Anthropocène ?

Les changements climatiques sont constants dans l’Histoire de la Terre. Comme l’ont montré les chapitres 3 et 6, de nombreuses glaciations et périodes interglaciaires se sont succédées à la surface de la Terre depuis 2,6 Ma. La dernière glaciation a laissé la place à un interglaciaire, l’Holocène, il y a 11 000 ans. Les températures moyennes ont alors varié d’environ 2°C entre les périodes les plus chaudes et les périodes les plus froides. Parmi elles, le Petit Âge Glaciaire (1300 -1850), s’est traduit par une extension des glaciers alpins. Cette période froide et humide a pris fin dans les années 1850 et le climat s’est alors réchauffé dans toutes les régions terrestres (figure 8.2). La température moyenne à la surface du globe est ainsi passée de 13.5°C à 14.5°C en 150 ans. Ce réchauffement du climat est particulièrement rapide à l’échelle du temps géologique et s’accompagne de nombreux changements climatiques (niveau de précipitations, phénomènes extrêmes, etc.) et environnementaux (élévation du niveau marin, changements dans la répartition des espèces, etc., voir certaines conséquences dans la figure 8.3). Les anglo-saxons parlent d’ailleurs, à juste titre, davantage d’un phénomène de global change.


Figure 8.3 : Quelques indicateurs du changement climatique mesurés depuis le début du 20ème siècle (cliquer pour agrandir, © IPCC, 2013).

La reconnaissance et la compréhension de ce changement climatique mondial ont généré de nombreux débats dans le milieu scientifique. La question de l’origine du réchauffement a notamment mené à une vive controverse entre les partisans d’une dynamique naturelle et ceux d’une responsabilité humaine. Le débat s’est calmé ces dernières années et le consensus s’est élargi. De nombreux scientifiques climato-sceptiques ont finalement changé de position et rallié les théories développées par le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sur l’origine humaine du réchauffement climatique. En effet, ce réchauffement est principalement dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES notamment le dioxyde de carbone CO2 et le méthane CH4) par les activités humaines (figure 8.4). Ainsi, la concentration de ces gaz dans l’atmosphère a fortement augmenté (figure 8.5). Ces gaz bloquent et réfléchissent vers la Terre des rayons infrarouges (chaleur) qu’elle émet. Le climat est ainsi profondément perturbé par l’émission massive de GES par l’industrie, l’agriculture intensive, les transports (etc.) et par les changements de l’occupation du sol (déforestation), accélérés dans le courant du 19ème siècle. Après les années 1950, les dynamiques naturelles (activité volcanique et fluctuation du rayonnement solaire) auraient dû refroidir le climat. Cependant, seules les années 1980 ont montré un ralentissement notable du réchauffement et la tendance depuis 25 ans montre une accélération inquiétante du réchauffement climatique. Ainsi, par exemple, les 10 années les plus chaudes enregistrées depuis 1880 (début des relevés instrumentaux systématiques de la température) ont été mesurées après 1997. Cette accélération induit des changements environnementaux majeurs. L’influence de l’Homme sur le climat et la nature n’a jamais été aussi importante à l’échelle mondiale. Dans ce prolongement, une partie de la communauté scientifique se demande aujourd’hui si, tant son impact sur l’environnement et le climat est prépondérante, une nouvelle ère géologique n’a pas débuté, l’ère de Homme, l’Anthropocène.


Figure 8.4 : Moyennes des températures à la surface de la Terre entre 1910 et 2010. Les modèles montrent que les variations naturelles (en bleu) ne peuvent pas expliquer l’augmentation des températures observées (notamment depuis 25 ans) alors qu’elles sont bien simulées en tenant compte de l’influence humaine (en rouge) (cliquer pour agrandir et obtenir la légende de référence, © IPCC, 2013).



Figure 8.5 : Concentration de CO2 atmosphérique (a), pression partielle du CO2 dissous à la surface de l’océan (b – bleu) et pH de l’eau de mer (b – vert : plus l’eau contient de CO2, plus elle est acide et son pH est faible) (cliquer pour agrandir, © IPCC, 2013).

L’influence de l’Homme ne se limite pas au climat et l’ensemble des systèmes naturels, dont une infime partie est dépourvu de l’empreinte humaine, est perturbé. De nombreuses espèces végétales, animales ont disparu (ou sont en voie de disparaître) alors que d’autres espèces profitent de l’artificialisation générale de la surface terrestre. Depuis 1987, les Hommes vivent au dessus des moyens disponibles sur Terre. En effet, cette année marque le début de la dette écologique et pour la première fois, la consommation humaine (nourriture, eau, bois, etc.) dépasse ce que la surface terrestre peut produire en un an. Avec l’explosion démographique et la globalisation des échanges mondiaux, les ressources naturelles sont surconsommées et n’arrivent plus à se régénérer. D’ici quelques décennies, il faudra l’équivalent des ressources de deux Terres pour assouvir la consommation humaine.


Figure 8.6 : Simulation de l’évolution de la température moyenne à la surface terrestre d’ici 2100. Le scénario RCP2,6 (bleu foncé) correspond à un scénario d’atténuation des émissions de GES, RCP4,5 & RCP 6.0 (bleu clair et orange) à un scénario de stabilisation des émissions de GES et RCP8,5 (rouge) à un scénario d’augmentation des émissions de GES (cliquer pour agrandir et obtenir la légende de référence, © IPCC, 2013).



Figure 8.7 : Simulation de l’élévation du niveau moyen des mers d’ici 2100. Le scénario RCP2,6 (bleu foncé) correspond à un scénario d’atténuation des émissions de GES, RCP4,5 & RCP 6.0 (bleu clair et orange) à un scénario de stabilisation des émissions de GES et RCP8,5 (rouge) à un scénario d’augmentation des émissions de GES (cliquer pour agrandir, © IPCC, 2013).

Au delà des choix politiques et sociétaux (pour l’instant dérisoires tant les actions sont minimes par rapport à l’importance du processus de global change et de ses effets), la communauté scientifique tente de comprendre et d’anticiper les changements qui vont toucher la Terre dans les prochaines décennies. En 2013, la première partie du 5ème rapport du GIEC prévoit à l’horizon 2100, une augmentation moyenne des températures de la surface de 1 à 4°C (figure 8.6). Ces prévisions ont été modélisées en fonction de 4 scénarios tenant compte des activités humaines futures (d’une diminution à une augmentation des GES émis). La tendance est donc à une très probable accélération du réchauffement climatique. D’ailleurs, les valeurs mesurées entre 2000 et 2010 se rapprochent du scénario le plus pessimiste modélisé précédemment. Parmi les très nombreuses conséquences environnementales, l’accélération de la fonte des volumes glaciaires (notamment les calottes Groenlandaise et Antarctique) devrait induire une augmentation moyenne du niveau des océans d’une cinquantaine de centimètres en 2100 (figure 8.7). De nombreuses zones côtières se trouveraient ainsi sous les eaux. Par ailleurs, les systèmes climatiques et environnementaux ont une inertie importante et mettent du temps à s’adapter aux nouvelles conditions. Par exemple, les glaciers actuels ne sont pas en équilibre avec le climat. En effet, ceux-ci ne fondent pas aussi vite que le climat se réchauffe et les volumes de glace présents à la surface du globe sont encore largement hérités du Petit Âge Glaciaire. Ainsi, même si les émissions anthropiques de GES venaient à s’arrêter rapidement, les effets du changement climatique vont persister dans les prochains siècles (figure 8.8). Le changement climatique actuel est donc un processus majeur, qui va se prolonger dans le temps.


Figure 8.8 : Evolution des températures de surface, des précipitations moyennes, de l’extension de la banquise arctique et du pH de la surface des océans d’ici 2100 en fonction des modèles prévus par le scénario le plus optimiste (atténuation des émissions de GES RCP2,6) et du plus pessimiste (augmentation des émissions de GES RCP 8,5) (cliquer pour agrandir, © IPCC, 2013).


La vulnérabilité de l’espace alpin

Si le changement climatique et environnemental actuel touche toutes les régions du monde, les espaces vulnérables de haute latitude (pôles) et de haute altitude (montagne) sont particulièrement affectés. La fragilité des espaces montagnards résulte notamment des équilibres climatiques précaires qui caractérisent chaque milieu qui les composent et dont les interactions sont nombreuses et complexes. L’arc alpin n’échappe pas à cette situation de vulnérabilité et le réchauffement subi au 20ème siècle (0.9-1.5°C) est plus important que la moyenne mondiale (0.7-0.8°C). En outre, l’accélération brutale du réchauffement depuis 25 ans est trois fois plus importante dans les Alpes qu’à l’échelle mondiale. D’ici 2100, les modèles prévoient une augmentation des températures moyennes de 4 à 5°C dans les Alpes. L’intensité et la vitesse de ce réchauffement sont extrêmement élevées et augurent une crise environnementale majeure et de grands changements dans le paysage. D’ailleurs, des changements, telles la diminution de l’enneigement, la fonte de la glace, la dégradation du permafrost, la remontée en altitude de la végétation, l’augmentation des phénomènes extrêmes (pics de chaleurs, sécheresse, précipitations intenses) ont déjà fortement touché les environnements alpins depuis 1850 et s’intensifient depuis quelques décennies. En ce sens, hérités des siècles froids et humides du Petit Âge Glaciaire, les paysages alpins connaissent une importante mutation (qui peut prendre des vitesses variables) en s’adaptant aux nouvelles conditions climatiques.


Figure 8.9 : Prise d’eau de Plan Jovet où une partie de l’eau du bassin des Jovet est captée et acheminée vers la Girotte. Sa construction a barré l’écoulement du Bon Nant créant un petit plan d’eau où les sédiments se déposent (perte d’énergie du cours d’eau). À l’aval, le cours du Bon Nant est artificialisé, son débit et la charge sédimentaire qu’il charrie n’ayant plus une dynamique naturelle (© NRG).


Les conséquences dans le haut Val-Montjoie

Dans ce contexte de changement climatique, le paysage du haut Val-Montjoie va poursuivre sa mutation débutée en 1850, notamment à travers deux dynamiques ambivalentes :

  • une fossilisation/fermeture du paysage en moyenne montagne : le réchauffement se traduisant par une remontée des isothermes, la zone favorable au développement de la végétation gagne du terrain vers l’amont. Les espèces herbacées, buissonnantes puis arborescentes colonisent progressivement les versants et limitent l’évolution du relief (chapitres 5 et 6). Celui-ci est alors dominé par le système tempéré, où les cours d’eau, à l’énergie limitée, sont les principaux agents qui façonnent le paysage. Or, le Bon Nant est largement artificialisé et capté (alimentation du barrage de la Girrote par les prises d’eau de Tré-la-Tête et Plan Jovet, figure 8.9), ce qui réduit fortement son débit et sa capacité à modeler le relief. La partie aval du paysage (jusqu’à 2400m aujourd’hui et quelques centaines de mètres en amont probablement d’ici 2100) et tend ainsi, d’un point de vue général, à se fossiliser. Cette expansion végétale se traduit par une fermeture du paysage pour l’Homme où les points de vue dégagés sont de plus en plus rares (figure 8.10). Parallèlement à ce développement spatial de la végétation, celle-ci connaît une mutation dans la composition des espèces. Les changements climatiques mènent peu à peu à une diminution de la biodiversité et certaines espèces alpines disparaissent alors que les espèces méditerranéennes se répandent vers le Nord des Alpes. Par exemple, les épicéas, qui dominent largement les forêts du Val Montjoie, vont se raréfier. Ils vont gagner 500m d’altitude d’ici 2100 mais vont aussi être fortement concurrencés et remplacés par d’autres espèces à l’aval (d’après l’Atlas du scientifique du Mont-Blanc, CREA). Même si cela n’est pas toujours très visible, le paysage de moyenne montagne se transforme dans les Alpes.

Figure 8.10 : Développement progressif de la végétation (lande, aulnaie verte et épicéas) vers l’amont de la combe d’Armancette. Elle est synonyme de fermeture du paysage pour l’Homme, limitant les points de vue et rendant plus difficile les déplacements. Par ailleurs, cette colonisation réduit considérablement le danger naturel en limitant les sédiments mobilisables par les processus torrentiels (stabilisation des sédiments par le sol et le système racinaire) et en augmentant la rugosité du sol, ce qui restreint les avalanches (© NRG).

  • une crise exacerbée en haute montagne : la haute montagne est fortement déstabilisée par les changements climatiques et le paysage connaît une intense mutation. La principale cause de cette crise est la vulnérabilité de la cryosphère (portion de la surface terrestre où l’eau est présente sous forme solide : glace et neige). Le réchauffement se traduit par une intense fonte des glaciers. Ainsi, depuis la fin du Petit Âge Glaciaire, les glaciers du haut Val Montjoie ont perdu plus de 50% de leur surface initiale. Les volumes glaciaires actuels ne sont pas équilibrés avec le climat (ils fondent moins vite que le climat se réchauffe) et sont largement hérités du Petit Âge Glaciaire. La neige accumulée ne parvient donc pas à compenser le volume de glace fondu. Les secteurs glaciaires les plus sensibles se situent les plus bas (températures plus chaudes et précipitations neigeuses plus faibles), orientée au S-SO (radiation solaire maximale) et avec peu (moins de quelques centimètres d’épaisseur) ou pas de sédiments en surface. Ainsi, le retrait glaciaire est extrêmement rapide actuellement au glacier de la Bérangère ou encore aux Lanchettes alors que certains glaciers ont déjà complétements disparu (Palissade). À l’inverse, l’importante masse de sédiments qui recouvrent certains systèmes (ils n’ont plus assez de dynamique pour évacuer les sédiments, voir le chapitre 7 et la figure 8.11) isole partiellement la glace du réchauffement atmosphérique. En ce sens, la fonte de la langue de Tré-la-Tête ou des glaciers noirs du vallon des Jovet est ralentie. Toutefois, bien que cet effet paradoxal limite l’impact actuel du réchauffement, une augmentation des températures de 4°C d’ici 2100 réduirait considérablement l’extension glaciaire dans le haut Val-Montjoie (figure 8.1). Seules les faces nord de l’Aiguille des Glaciers, de Tré-la-Tête et des Dômes de Miage seraient alors favorables à l’existence de la glace. Avec le retrait glaciaire, d’importants espaces sont soumis aux conditions atmosphériques et se rééquilibrent (chapitre 5). Le réchauffement du climat induit également une dégradation du permafrost (secteur en dessous de 0°C pendant une année). Dans les parois rocheuses, la fonte de la glace présente dans les fissures et l’augmentation de la fracturation de la roche par les cycles gel-dégel (voir le chapitre 5) se traduisent par une dynamique accrue d’éboulement et de chute de blocs. Cela explique en partie l’augmentation des sédiments qui recouvrent le glacier de Tré-la-Tête. Finalement, le changement climatique est aussi synonyme d’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes (orages, canicules). Ainsi, en couplant ce phénomène avec l’extension des stocks de sédiments non consolidés disponibles en haute montagne (moraines, éboulis, etc.), les risques liés à la torrentialité ont augmenté. Une arrivée d’eau importante (orages, fonte rapide de la couverture neigeuse) sur les sédiments instables peut se traduire par le déclenchement d’une lave torrentielle, comme à Armancette en 2005 (chapitre 5).

Figure 8.11 : Partie aval du glacier de Tré-la-Tête. Le glacier n’est pas visible car il est recouvert de sédiments qui limitent la vitesse de la fonte. Les moraines du Petit Âge Glaciaire (bas des versants gauche et droit) sont en train de se stabiliser. À l’amont, la végétation gagne du terrain avec le réchauffement des températures (© NRG).


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